La violence dans les stades a pris des proportions inquiétantes au Maroc. Durant la saison écoulée, divers actes de hooliganisme ont été perpétrés dans les gradins et en dehors des terrains. Cette saison ne démarre pas non plus sans violence, malgré le durcissement des sanctions. Auteur d’un livre sur les Ultras, le sociologue et enseignant Abderrahim Bourkia revient dans un entretien avec SNA sur un fléau social que le Royaume a encore du mal à cerner.
De notre correspondant au Maroc,
Sport News Africa : Vous êtes un spécialiste des Ultras et sociologue, comment analysez-vous le phénomène du hooliganisme dans les stades marocains ?
Abderrahim BOURKIA : C’est un phénomène récurrent depuis des années qui prend davantage le football et son spectacle en otage. Le hooliganisme est d’abord une pathologie anglaise qui s’est exportée ailleurs. Même si je n’utilise pas ce terme devenu un sens commun pour évoquer la violence autour des stades. Alors qu’il en va autrement dans les faits observables chez nous. Ce ne sont pas des jeunes belliqueux qui se donnent rendez-vous loin des yeux de la police dans des entrepôts. Ou d’autres lieux abandonnés pour se «bastonner», mais ce sont des groupes de supporters et membres ultras venus assister aux matchs qui s’adonnent à des actes de violence bien ritualisés selon certaines normes déviantes de l’univers des Ultras. Cela donne le ton sur les nouvelles normes sociales partagées par les jeunes marocains aujourd’hui.
Des jeunes qui se développent dans un contexte socioéconomique et psychologique particulier avec la «culture de la rue» qui prend à contrepied les valeurs sociales et la vie commune : ordre, empathie, paix, respect mutuel, mérite, travail,...
Cette partie du public violent est donc en marge de la société ?
Cette jeunesse se présente comme marginalisée, exclue et stigmatisée en permanence. Elle se venge d’une manière ou d’une autre et se déchaîne à chaque fois que l’occasion se présente. Que ça soit lors d’un match de foot, un concert ou n’importe quel regroupement où ils sont ensemble. Ces jeunes font allégeance à une autre forme d’appartenance, d’exister et de se mettre en valeur. Ils sont en proie à de vives inquiétudes et peinent à trouver une place au sein de la société. Ils adoptent donc des «normes» d’une «sous-culture» contraire au reste de la société.
Les règles sociales sont tellement inversées qu’aujourd’hui une personne qui est passée par la case prison et ayant un casier judiciaire serait bien vue par ses acolytes. Nous nous trouvons devant la mise en avant de nouvelles valeurs, à savoir l’apologie de la violence, la virilité et l’agressivité. Ces jeunes subissent une mauvaise influence et se sont «biberonnés» à d’autres modes de vie prônant le gain facile sans efforts.
Et parmi ces groupes de supporters, on trouve d’autres personnes qui peuvent porter les couleurs et les emblèmes d’un club bien qu’ayant d’autres buts. Mais nous ne pouvons pas qualifier de supporter n’importe qui avec un maillot ou un drapeau d’une équipe ou un groupe d'Ultras qui se dirige vers le stade. Il y a des individus qui trouvent dans le stade et le spectacle footballistique une aubaine pour s’adonner au vol et au racket.
La loi a pourtant bien évolué avec des sanctions sévères et des mesures pour lutter contre ce fléau, pourquoi cela ne donne-t-il pas les résultats escomptés ?
Certes l’arsenal juridique est là, hélas, il y a, à mon avis, des difficultés à une application stricte de la loi, dont nous nous posons tous la question. Je n’arrive pas à comprendre comment des mineurs non accompagnés accèdent au stade alors que c’est bien écrit qu’ils ne sont pas bienvenus. On peut parler d'un laxisme des uns et des autres. Il faut aussi chercher des réponses auprès des différents intervenants qui gèrent par exemple le spectacle footballistique et bien déterminer les responsabilités de chacun. Cela en commençant en amont par la famille, l’école et les autres agents de socialisation... Enfin, je ne pense pas que la réponse est à trouver uniquement dans l’analyse du contrôle social, les lois, la répression et le tout sécuritaire. C’est bien profond que cela.
Il y a encore eu, en ce début de saison, des arrestations de supporters violents et des multiplications d’actes interdits dans les stades, pensez-vous que les clubs s’investissent suffisamment pour limiter ce phénomène ?
Les clubs sont indirectement impliqués dans les dérives et les actes de violence liés au stade. Mais souvent des déclarations ou comportements de certains «responsables irresponsables» sont les déclencheurs de la violence. Sans parler de ceux qui instrumentalisent un groupe de jeunes pour arriver à une certaine fin. Il y des choses à dire sur la manipulation et sur certains supporters qui se laissent instrumentaliser par un membre du Comité pour saboter le travail d’un autre ou «chasser» un membre, un joueur ou même un entraineur.
Pourtant, dans les conventions des ultras, il y a l’autonomie et l’indépendance à l’égard du club. Il y a ceux qui les respectent à la lettre et d’autres pour qui les groupes de supporters ou ultras ne sont qu’un moyen parmi d’autres de gagner sa vie et assurer un ascenseur social.
Ces dernières années, les scènes de violences au stade sont légion, au Maroc, et dans le Maghreb. Pourtant ce sont des pays où la sécurité reste globalement bien assurée… Pourquoi les autorités échouent sur le volet sportif?
C’est hâtif de dire que les autorités échouent, car sans leur intervention les débordements auraient pu avoir des tournures plus dramatiques. Et heureusement, qu’elles sont là, car à mon avis la solution (à la violence) est à chercher en amont dans des mesures préventives qui commencent dans les écoles, auprès des familles et au niveau des politiques publiques. Il faut inculquer aux jeunes une certaine idée de vivre ensemble et de communion pour avoir la paix, la quiétude et une société solide. Arrivées au stade, les forces de l’ordre ne font que gérer ce flux de jeunes où figurent individus chauffés à blanc, drogués et alcoolisés. Il existe plusieurs intervenants dans la gestion d’un spectacle sportif. Mais un élément défaillant de la chaîne pourrait faire tout capoter.
Les stades sont-ils remplis de supporters ou de délinquants, puisque les actes interdits sont aussi relevés après les matchs sans raison valable (agressions, vandalisme, saccage…)?
En toute évidence, il y a tout dans l’arène footballistique. Certes, le public des stades n’est pas homogène. Ni les groupes d'Ultras d’ailleurs. C’est très hétérogène. C’est vrai qu’il y a des formes communes de se montrer et de s’afficher qui sont propres à l’univers «Ultras», cela veut dire qu’ils ont les mêmes motivations.
Nous sommes en présence d’un produit social comme d’autres. Ces supporters sont une composante de la société, ils en disent long sur «Nous» Marocains, nos formes de sociabilité et de socialisation, d’être ensemble, nos conduites les uns vis-à-vis les autres qui ne partagent pas les mêmes couleurs et peut être les mêmes gouts. Ce n’est que le miroir de la société. Tous les actes de violence qui gravitent autour des stades nous donnent une grille d’analyse sur l’anomie sociale dont vit une jeunesse qui ne rate pas l’occasion pour faire parler d’elle, à sa façon, de sa plus belle manière.
La prévention socioculturelle est recommandable, voire capitale, pour endiguer cette violence autour des stades, laquelle n’est que le reflet des maux de notre société. Et il est malheureux de voir ce genre d’incidents ternir l’image du football national. Il faut appréhender cela comme la manifestation du dérèglement social. Certains de ces individus n’en sont pas à leur coup d’essai, et trouvent leurs motivations dans un autre espace-temps. Les facteurs sociaux sont nombreux : chômage, situation familiale, échec scolaire, habitat insalubre, absence de perspectives, etc.
Tout cela appelle à une démarche qui s’appuie davantage sur l’éducation, la responsabilisation, et surtout, l’accompagnement et l’encadrement des supporters. D’où le rôle capital des agents de la socialisation. Tout cela passe par une véritable politique vers et pour les jeunes.
On peut facilement penser que les Ultras sont des personnes irréfléchies, mais leurs messages en tribunes, le contenu des chansons et parfois leur imagination montrent le contraire… Comment expliquer ce décalage ?
Je ne pense pas qu’il y a un décalage. A mon avis il s’agit du revers de la médaille (la violence). Ce n’est que l’autre visage des Ultras. Qui est d’ailleurs le titre de mon prochain livre. Ces groupes de supporters et ultras qui se disent apolitiques formulent des revendications sociales, politiques, culturelles et économiques.
Les stades sont devenus un lieu d’expression de l’errance socio-économique des jeunes exclus de la société et seraient un moyen d'expression, de protestation, de solidarité avec les plus démunis. Ils sont surtout un véritable cadre de construction d'une identité qui exprime chez les jeunes un désir de paraître, d'exister et d’être reconnu au sein d'une société dont ils se sentent plutôt exclus, sans passer par les partis politiques et les associations.
D’ailleurs les chants scandés, «fi blady dalmouny» « in my country they wronged me» parlent davantage de la pauvreté, de l’exclusion, du manque de visibilité et de créativité chez les responsables et les élites incapables de produire des alternatives pour intégrer des jeunes qui débordent d’énergie, d’ambition et de potentiel que l’on gâche hâtivement. D’où les ultras du Raja de Casablanca qui pointent du doigt la drogue comme moyen d’anesthésier la jeunesse, estimant que cela est bien prémédité par ceux qui veulent du mal au pays et qui ne cherchent que leurs propres intérêts.
Ces chants en disent long sur la société et le point de vue des jeunes sur leur vie au Maroc. Nous avons eu un florilège de chants et slogans des jeunes de Tanger, Tétouan, Agadir, Fès, Kenitra et Rabat, pour ne citer que ces villes. C’est d’ailleurs un positionnement sur la vie sociale au Maroc et à l’égard de l’actuel contexte politique et socioéconomique.
Des violences peuvent arriver sans impliquer les Ultras et surtout toucher de très jeunes joueurs. L’exemple le plus frappant est la finale de la Coupe arabe U17 en Algérie. Comment cela peut se produire dès cet âge?
Les agents de la socialisation des jeunes sont les responsables directs des actes de violence qui ont terni cette finale qui avait tous les ingrédients pour valoriser surtout les deux équipes qui n’ont pas démérité. Le staff technique, surtout du côté algérien et de moindre degré du côté marocain, n’a pas bien joué son rôle, a fait beaucoup de pression sur les joueurs au point d’ériger cette rencontre en bataille. On comprend qu'un jeune à cet âge tombe facilement dans la provocation. Et l’agression du gardien de but marocain par plusieurs joueurs algériens en témoigne. Elle porte préjudice au fair-play qui devrait régner durant un simple match de foot. Ils étaient sous pression et bien «biberonnés» par une haine distillée par la direction technique, les médias et les responsables...