Mathieu et Thierry* sont tous les deux passés par le club de taekwondo de Maître Chaka au Gabon. Ils étaient mineurs au moment des faits. Dans cette seconde partie de l'enquête menée par Sport News Africa ils livrent leurs témoignages sur les abus sexuels subis durant plusieurs années. Ils veulent à présent que la parole des victimes se libère.
Durant quelle période avez- vous fréquenté le centre de Maître Chaka ?
Mathieu* : J'ai intégré le club en 2012. J'y ai fait toutes les années jusqu'à 2015. J'arrête déjà à ce moment-là car les choses étaient en train de prendre une mauvaise tournure. Je reviens ensuite en 2016, mais je ne termine pas l'année car les mêmes choses commençaient à se reproduire et s'accentuaient. C'est à partir de ce moment que j'ai commencé à prendre du recul pour me sortir de cette situation. J'ai eu la chance de rencontrer une personne qui a pu m'aider à quitter le club.
Thierry* : Si je ne me trompe pas c’est pendant la période de 2011 à 2016 ou 2017, ce qui est sûr c’est que j’ai fait plus de 5 ans dans ce club.
A partir de quel moment avez-vous remarqué qu'il se passait quelque chose d'anormal ?
M : Ça a commencé lorsqu'une fois j'arrive au club, et le maître me demande de venir s'asseoir sur lui. Je m'étais changé et j'étais déjà en tenue. Comme il est le maître et qu'il a autorité, je m'exécute. Mais il commence à ouvrir ma tenue pour toucher mon sexe. Et il me demande si j'ai déjà eu des rapports sexuels. J'ai compris que quelque chose n'allait pas. J'étais réticent et j'essayais de me débattre, mais il me maintenait sur lui. Il avait bien plus de force. Il a alors commencé à me menacer. A me dire que ça allait mal se passer si je ne me laissais pas faire.
T : Déjà dès les entraînements je remarquais qu’il me faisait des attouchements bizarres. Il se frottait à moi. Mais le moment où je me suis dit qu’il y avait vraiment quelque chose de louche, c’est lors de la pesée. Il voulait que l'on soit nu et surtout seul avec lui. Il en profitait toujours pour se rincer l’œil.
Comment Maître Chaka vous a-t-il fait comprendre qu'il fallait céder ?
M : Dans le taekwondo je n'avançais pas. Les années passaient mais j'étais toujours au même stade, avec la même ceinture. Je ne comprenais pas. Et c'est à ce moment-là qu'un jour il m'a dit : «Tant que tu ne me donneras pas ce que je veux, tu vas rester là avec la même ceinture.» Et il me le répétait. Il y a avait des compétitions auxquelles je ne pouvais pas participer car il ne m'inscrivait pas sur la liste des combattants. Tout ça parce que je ne cédais pas. Des amis ont intégré le club des années après moi, et en l'espace de quelques mois, ils avaient déjà des grades supérieurs au mien. Tout était fait pour que je finisse par céder afin de voir ma progression être validée. Il me répétait sans cesse que si je voulais évoluer en grade, je devais satisfaire ses envies. Il me menaçait de s'en prendre à moi si je parlais de tout ça à une autre personne. C'était un vrai chantage.
T : C’était par rapport à mes performances à l’entraînement. Il me disait que j’étais un peu lent et pas souple. Il fallait donc améliorer ces deux aspects pour être plus performant. C’est à ce moment qu’il m'a proposé d'aller chez lui après les entraînements. D'après lui, il avait chez lui quelque chose qui allait m'aider et qu'il allait me donner des nouveaux doboks (tenue de taekwondo, ndlr). J'ai refusé à maintes reprises. Mais comme il n’aimait pas qu’on lui tienne tête, il a commencé à être violent et à chercher toutes les raisons pour me faire du mal. Que ce soit un petit retard ou une prise mal réalisée pendant l’entraînement.
D'autres disciples du centre étaient-ils au courant ? Comment réagissiez-vous ?
M : A cette époque, nous étions deux sur qui il mettait particulièrement la pression. Mon coéquipier était plus âgé de quelques années et avait vite compris ce qu'il se tramait. C'est lui qui m'a mis la puce à l'oreille. On se soutenait pour ne pas céder. Mais dans le même temps c'était difficile d'en parler car personne dans le centre n'allait nous croire. Maître Chaka soudoyait beaucoup d'autres combattants en leur offrant des ceintures ou des doboks. Et il pouvait les reprendre aussi vite qu'il les donnait. Du coup, beaucoup étaient dociles. Ils n'allaient pas nous croire. On était deux, contre le maître et des coéquipiers qui n'allaient pas nous croire. On subissait dans le silence. C'est lorsque l'on sortait du centre qu'on arrivait à en parler entre nous, pour essayer de trouver une solution pour sortir de cette situation. Mais sans succès à ce moment-là malheureusement.
T : Au début je pensais être le seul donc j’avais du mal à en parler. J'avais peur d’être incompris. Mais ensuite, un membre du club est venu me parler de la même situation qu’il vivait avec Maître Chaka. C'est à ce moment-là qu'on a commencé à échanger. Et c’est par la même occasion que plusieurs personnes ont commencé à témoigner. Et comme on était soudé on a décidé de lui tenir tête. Il ne savait pas qu’on était tous au courant. C'est grâce à cela que chacun d’entre nous a pu quitter le club au fur et à mesure.
Avez-vous pu parler de ce qui vous est arrivé à des proches ou des amis ?
M : J'avais fait part de ma situation à un gradé. Mais il avait esquivé le problème. Il m'a juste dit de ne pas accepter. J'ai aussi alerté la personne qui m'avait fait aller dans ce club, mais elle était à présent hors du pays. Le seul conseil qu'il m'a donné a été de partir si je sentais que ça n'allait pas. Sauf que ce n'était pas si simple que ça de quitter le centre avec toute la pression et les menaces. C'était vraiment compliqué. Je ne me voyais pas en parler à des amis car c'est très délicat. Surtout, je ne pensais pas que les gens allaient me croire. C'était ma parole contre celle de Maître Chaka.
T : Non... Sincèrement je n'y arrivais pas car j’étais comme traumatisé. En plus, il me menaçait verbalement et j’étais encore jeune. Je n’arrivais pas à en parler à mes proches car mes parents le voyaient comme un bon samaritain. Mais j’ai certains amis à qui je me confiais car ils voyaient que je n’étais pas bien. Ils ont même assisté à des scènes lors desquelles il est venu me menacer dans mon propre quartier.
Combien de temps cela a-t-il duré ?
M : J'ai intégré le club en 2012. A cette époque ça allait. C'est vraiment en 2013 que les premiers signes sont apparus, d'abord avec des mots déplacés. Il vient derrière moi, me chuchoter des choses dans l'oreille. en profite pour me toucher les fesses, puis le sexe... Il essaye de prendre mon sexe et me dit qu'il veut me faire une fellation. Des choses comme ça... Il avait une expression favorite : «mettre le pain dans le bitoniau», pour signifier une sodomie. Et ceci a duré quatre longues années.
T : Ça n'a pas cessé, toute la période durant laquelle j'ai pratiqué le taekwondo dans son club. Donc au moins 5 ans. Il y a juste eu quelques moments durant lesquels il me laissait un peu pour aller vers d’autres proies.
Combien de victimes pensez-vous qu'il a pu faire durant le temps que vous êtes resté au centre ?
M : Difficile à dire car il y avait une certaine omerta. En tant que victime, je ne parlais pas. Si ce n'est avec mon camarade, lui aussi victime du maître. Mais j'avais remarqué que de nombreux combattants faisaient des allers et venues. Ils ne restaient jamais longtemps puis repartaient. Une fois, j'ai donc demandé à l'un d'eux, qui est plus âgé, pourquoi lui et d'autres avaient cette attitude. Il m'a répondu que c'était compliqué. Que le «Zoulu», son autre surnom, lui demandait des choses bizarres. C'est là que j'ai compris que nous n'étions pas seuls. Mais étant victime moi aussi et menacé par Maître Chaka, je faisais semblant de ne pas comprendre. Il y avait sans cesses des élèves qui venaient et qui partaient à cause des ses agissements.
T : Sincèrement je ne saurais vous donner un nombre exact. Mais je peux vous assurer qu’il y en a énormément. Je l’analysais beaucoup et il faisait ses même pratiques à pas mal de disciples. Il aimait s'isoler avec certains d'entre eux. Et c'était très régulier.
A quel moment avez-vous décidé de quitter le centre ?
M : J'ai fait la connaissance de quelqu'un de respectée dans le milieu du taekwondo. Il était dans un autre club. J'ai demandé à lui parler d'un sujet sérieux et il m'a écouté. J'ai pu lui relater tous les faits. Les agressions au club, le chantage et les menaces. J'allais de moins en moins au centre à cette époque car je cherchais vraiment à éviter les contacts avec le maître. Mais il continuait à m'appeler et à me menacer. Ce qui m'a vraiment aidé, c'est cette personne qui m'a écouté et qui m'a cru. Elle m'a ensuite permis de rejoindre son club et donc de quitter le club du Maître Chaka.
T : Avant d'en finir avec le club, j’ai essayé d'arrêter à plusieurs reprises. Mais je n'y arrivais pas car il me conditionnait tout le temps et me menaçait. J'avais vraiment peur. Mais il y a un jour où il m'a frappé devant les membres du club. C'est à ce moment-là que je me suis dit que c’était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. A partir de cet instant, je ne venais plus aux entraînements et j’ai essayé de me confier à un membre de ma famille car je n'arrivais plus à supporter tout ce poids. Cette personne m'a donné des conseils. J'ai commencé à les appliquer et au fur et à mesure, j'avais de moins en moins peur. Je commençais à moins me laisser faire. A être plus agressif avec lui. C’est comme ça qu’il a commencé à me laisser tranquille. Mais il a tout tenté jusqu'au bout. Comme c’est lui qui m’avait donné ma tenue d'entraînement, il voulait que je vienne la lui rendre en personne. Comme ça il allait encore essayer de me manipuler. J'y suis allé à une heure de grande affluence. Au moins j'étais sûr qu'il ne pourrait rien tenter.
Vous aviez intégré ce centre par passion pour le taekwondo. Aujourd'hui, quel regard portez-vous sur cette discipline ?
M : Le taekwondo est un sport que j'ai toujours voulu pratiquer. C'est littéralement par amour pour la discipline que j'ai voulu intégrer un centre, pour progresser et devenir un champion. Depuis petit j'avais ce rêve, mais mes parents étaient réticents au début. C'est avec de l'argent offert pour mon anniversaire que j'ai payé mon inscription dans le club de maître Chaka. Je l'ai fait en cachette en plus. Je mentais à mes parents pour aller aux entraînements et cachais mon kimono. J'avais plein de subterfuges pour ne pas que mes parents le sachent. Et ça a duré pendant trois ans et demi. Et malgré ce que je subissais dans le club, je ne voulais pas arrêter car j'aimais ce sport, vraiment. Je m'y étais totalement investi... Aujourd'hui ça m'inspire beaucoup de dégoût. J'aurais pu faire carrière dans le taekwondo. J'ai raté des combats, des voyages, des compétitions importantes, des convocations en équipe nationale tout ça car maître Chaka me tenait dans sa main et que je refusais de céder. Il y avait des « sacrifices » à faire d'après lui, mais j'ai longtemps refusé de céder. Je suis vraiment dégoûté aujourd'hui.
T : Sincèrement, en mettant de côté tout ce qu'il s’est passé avec ce pédophile, j’ai vécu les plus belles expériences de ma vie à travers les championnats et rencontres que j’ai pu faire. Au départ, c’était juste de l’amusement mais après c’est devenu une obsession à tel point que je voulais arrêter l’école pour me concentrer uniquement dans ce sport. J’enchaînais les compétitions que je gagnais. Même malade, je participais. Rien qu'en vous racontant cela, j’ai la nostalgie car cette adrénaline me manque. Voir un gymnase rempli, stresser avant un combat, se soutenir les uns et les autres... C’est le seul bon coté que je garde de ce sport. Maître Chaka était un très bon technicien mais ses vices lui ont fait perdre plusieurs talents. Nous étions l’une des meilleures équipes de Libreville. Grâce à ce sport j’ai aussi rencontré des amis qui sont des frères aujourd’hui. C’est par passion que je suis resté dans ce sport. Mais, après mon arrêt brutal, j’ai eu du mal à recommencer ailleurs. La flamme était partie. Je n’arrivais toujours pas à oublier tout ce que j’avais vécu. L'amour du sport est là, mais il n'y a plus la passion. Aujourd’hui, j’ai complètement arrêté car mes rêves et objectifs ont été brisés, même si je reste un fan du taekwondo.
Une des conditions de Maître Chaka pour que j’arrête, était de lui remettre toutes mes médailles que j’avais gagnées durant cette période. Idem pour mes tenue car il me répétait : «C’est moi qui t’ai tout appris. Tout ce que tu as aujourd’hui m’appartiens. Si tu arrêtes, tu me remets tout ce que tu as gagné grâce à moi.» C’était vraiment un choix très dur mais c’était un mal pour un bien. J’ai réuni toutes mes affaires et je lui ai tout remis. Aujourd’hui, je n’ai que mes souvenirs pour me rappeler de mon passé dans le taekwondo.
*Les prénoms ont été modifiés